Par Marie-Claire Wilhelm (Université de Grenoble Alpes, CERAG, co-responsable de la chaire « Marketing innovant au service de la société »), Marie-Laure Gavard-Perret (Université de Grenoble Alpes, CERAG, co-responsable de la chaire « Marketing innovant au service de la société ») & Gilles N’Goala (Université de Montpellier, MRM, membre du CEHN),
Introduction
A-t-on réellement retrouvé notre liberté le 11 mai 2020, jour du déconfinement ? Ou doit-on parler d’une liberté sous surveillance, avec un ensemble de règles et encore beaucoup d’interdits liés à la gestion de la pandémie Covid19 ? Il est évident que les Français n’ont pas retrouvé toute leur liberté à ce moment-là. Par exemple, sans masque, ils ont pu se faire refouler de magasins, de lieux publics. De plus, à cette date, les règles à respecter demeuraient encore fortes et différentes de celles de notre vie d’avant (ne pas dépasser 100km, rester si possible en télétravail, respecter les gestes barrières, ne pas se réunir à plus de dix personnes en public, etc.). Face à ces consignes strictes, il semblerait d’ailleurs qu’une partie des Français se soient empressés de les critiquer (LCI sous-titre ainsi un article « ABSURDITÉS – Pouvoir marcher sur la plage mais ne pas avoir le droit d’y pique-niquer, ni même de s’allonger sur le sable ») 1 ou de les enfreindre : ainsi, de nombreux matchs de foot ont été organisés, le plus remarqué, à Strasbourg, ayant réuni 400 personnes 2. Ces actes de résistance peuvent être observés par le prisme d’une théorie développée en psychologie, celle de la réactance psychologique, et plus particulièrement par le concept qui est au cœur de cette théorie : la réactance situationnelle. Cette forme particulière de résistance se produit lorsqu’un individu ressent une menace pesant sur une liberté individuelle qui lui est chère.
L’objet de cet article est donc d’étudier la réactance situationnelle qui a pu se développer du fait des restrictions de liberté imposées en sortie de confinement et d’en examiner l’ampleur, afin d’expliquer, par cette résistance induite par un sentiment de menace sur une liberté individuelle, certains comportements « à risque » des Français. Les analyses sont réalisées à partir des données du baromètre Datacovid basé sur l’interrogation chaque semaine de 5000 personnes, et en particulier des données spécifiques à la vague 6 collectées entre le 12 et le 19 mai 2020, c’est-à-dire à la fin du confinement, lors du début de la phase 1 du déconfinement.
La réactance psychologique, résistance face à une privation de liberté individuelle.
La théorie de la réactance psychologique (Psychological Reactance Theory ou PRT) a été établie en premier lieu par Brehm en 1966 3. Selon lui, « la liberté de comportement est un aspect omniprésent et important de la vie humaine » (p.1). Il définit la réactance psychologique comme « un état motivationnel orienté vers le rétablissement des comportements libres qui ont été éliminés ou menacés d’élimination » (p.9). Cette réactance situationnelle correspond ainsi à « la réaction négative des individus à toute tentative de contrainte de leur libre choix » 4. Pour bien comprendre ce concept, il est indispensable d’identifier les quatre éléments qui sont constitutifs de la présence d’une réactance psychologique situationnelle, éléments qui se succèdent en chaîne causale : 1) l’existence d’une liberté individuelle, 2) la perception d’une menace pesant sur cette liberté, 3) des réactions cognitives et affectives à l’égard de la menace perçue et 4) des tentatives de restauration de la liberté menacée.
L’élément majeur de la théorie de la réactance est donc la menace perçue de perte (avérée ou potentielle) d’une liberté individuelle, car c’est sa présence qui permet de différencier la réactance situationnelle d’autres formes de résistances possibles, non suscitées par une perception de menace sur une liberté individuelle. Par exemple, si un individu en agresse un autre verbalement, il provoquera sans doute de la résistance de la part de celui qui est agressé, mais cette résistance ne pourra pas être qualifiée de réactance situationnelle puisqu’elle n’aura pas été provoquée par un sentiment de perte de liberté. La théorie de la réactance psychologique repose par conséquent sur le fait que toute pression exercée pour limiter ou empêcher une liberté individuelle, et perçue comme telle par l’individu sur lequel elle s’exerce, est susceptible de déclencher de la réactance situationnelle.
Cette réactance situationnelle est visible au travers de certaines réactions que l’individu va avoir lorsqu’il ressent une perte de liberté (ou une simple menace pesant sur une liberté individuelle). Ces réactions peuvent prendre des formes diverses et être entremêlées. Ainsi, certains auteurs évoquent une réaction purement cognitive qui se traduit chez l’individu par une contre-argumentation envers le message perçu comme menaçant la liberté individuelle 5. Mais pour d’autres auteurs, la réactance se traduit en tout ou partie par une émotion de colère envers l’élément menaçant la liberté 6. Pour les derniers enfin, il s’agirait d’une combinaison de réactions affectives et cognitives 7.
Enfin, à la suite des réponses cognitives et/ou affectives engendrées par la perception de menace de perte de liberté, les individus vont chercher à restaurer/ préserver la liberté individuelle menacée et vont ainsi mettre en place des stratégies de restauration de leur liberté 8. Ces stratégies peuvent prendre des formes diverses, comme de l’évitement, du déni, ou des comportements carrément contraires à celui qu’ils perçoivent comme limitant leur liberté individuelle. Ces comportements sont alors caractéristiques du fameux « effet boomerang » 8.
Les mesures de déconfinement, des privations de liberté individuelle aux yeux des Français ?
Dans le cadre du déconfinement, même si les Français ont pu apprécier une liberté retrouvée après une longue période confinée, ils ont aussi dû accepter, plus ou moins facilement, une liberté sous contrainte. Ils ont donc pu ressentir une menace pesant sur certaines de leurs libertés individuelles.
D’ailleurs, 75% des Français déclarent qu’au moins une des sept mesures envisagées pour le déconfinement constituerait une atteinte assez forte à très forte à leur liberté (soit, entre 1 et 10, les notes allant de 6 à 10). Cependant, pour la plupart des mesures évoquées, alors qu’elles sont pourtant inédites dans l’histoire récente, le niveau de menace perçue est relativement modéré. Ainsi, sur les sept mesures envisagées pour lutter contre l’épidémie lors de la première phase de déconfinement, à savoir la non-réouverture de certains commerces et lieux de spectacles, l’obligation de porter un masque à l’extérieur et de maintenir une distance de plus d’un mètre avec les autres personnes, l’interdiction de voyager à l’étranger, la limitation des déplacements en France, l’identification par des brigades sanitaires des contacts avec une personne infectée en vue de les inviter à se faire dépister et à s’isoler, le déconfinement plus tardif ou l’isolement imposé pour les personnes testées positives au coronavirus, le traçage (tracking) des personnes infectées grâce à une application installée sur les smartphones, les Français interrogés les évaluent comme des menaces pour leur liberté à hauteur en moyenne de 4.04/10 (écart-type=2.52). Le traçage par une application et la limitation des déplacements en France sont les deux mesures perçues comme les plus limitantes. En effet, la menace perçue sur la liberté est la plus élevée pour les mesures de « tracking » via une application installée sur les smartphones (M=5.3, ET=3.8), suivie par la menace perçue relativement à la limitation des déplacements en France (M=5.0, ET=3.5). Les autres mesures de déconfinement ont un score inférieur à la moyenne de 5/10, oscillant entre 3.1 et 4.1.
En outre, la menace de perte de liberté pour les mesures de « tracking » est perçue différemment selon l’âge des répondants (b=-0.11, p<0.01). Ainsi, plus les personnes sont jeunes, plus elles ressentent fortement la menace de perte de liberté, ce qui est cohérent avec des recherches antérieures ayant montré que les jeunes sont généralement plus réactants que les plus âgés. En effet, dans la littérature existante, la réactance a aussi été vue sous un angle « dispositionnel », c’est-à-dire sous l’angle d’une disposition particulière, d’une tendance propre à chaque individu, à la manière d’un trait de personnalité 9, et pas uniquement sous l’angle situationnel (celui d’un état induit par une situation spécifique). Le trait de réactance correspond alors à la tendance à être plus ou moins réactant dont un individu fait preuve de façon récurrente, et non en réaction à une situation spécifique de perte de liberté 10. Les personnes jeunes ont donc, en général, un trait de réactance plus marqué. Toutefois, dans les données de Datacovid, cette réactance dispositionnelle des répondants n’a pas été spécifiquement mesurée.
La perception de perte de liberté dépend également de la taille de l’agglomération où vivent les répondants. Plus ils vivent dans une grande agglomération, plus ils ressentent cette menace (b=0.04, p<0.01), ceci pouvant s’expliquer par des conditions de déconfinement certainement plus contraignantes (moins d’espaces de liberté qu’en zone rurale par exemple ; obligation plus forte d’utiliser les transports en communs avec toutes les restrictions associées ; etc.). Enfin, les hommes ressentent également plus fortement cette menace de perte de liberté (p<0.05, F(1,4998)=5.85).
Les manifestations de la réactance situationnelle des Français : colère et critiques envers de possibles restrictions de leurs libertés
Dans le cadre des mesures liées au déconfinement, et même si la perception de menace sur les libertés individuelles s’avère plutôt modérée, il y a tout de même un sentiment d’atteinte aux libertés individuelles qui est donc susceptible d’engendrer de la colère et/ou des critiques de la part des Français interrogés. Et, en effet, ils sont plus de 50% à ressentir (plutôt ou tout à fait) de la colère envers 4 des 7 mesures de déconfinement proposées : le tracking par l’application sur smartphone, la limitation des déplacements sur le territoire national, la non-réouverture des restaurants et lieux de spectacle et la mise en place de brigades sanitaires. Quant à l’émotion de colère à l’égard du traçage via une application sur smartphone, elle est ressentie par 2 Français sur 3. Concernant l’envie de critiquer ces mesures, il apparait qu’elle évolue de façon très comparable à la colère. Ainsi, 69% des Français interrogés ont assez ou beaucoup envie de critiquer la mesure de traçage et plus d’un sur deux ont envie de critiquer les mesures qui ont déclenché également leur colère. L’analyse des données par le biais de régressions permet de constater que la privation perçue de liberté a bien un effet sur les réactions de colère et de critique vis-à-vis des mesures. Plus les répondants ont le sentiment que leur liberté est menacée par la mise en place des mesures, plus ils ressentent de la colère (b=0.16, p<0.05) et sont désireux d’exprimer des critiques (b=0.19, p<0.01).
La stratégie de restauration des libertés individuelles par les Français : un moindre respect des gestes barrières ?
Face aux mesures envisagées pour le déconfinement et qui sont perçues comme attentatoires aux libertés individuelles par certains Français interrogés, il est possible que ces derniers, conformément à la théorie de la réactance psychologique, cherchent à se redonner des marges de liberté individuelle et à restaurer des libertés qu’ils ressentent comme menacées. Il se pourrait par conséquent qu’ils résistent dans leur application des gestes barrières préconisés 11, voire qu’ils fassent exactement l’inverse de ce qui leur est recommandé, par un effet « boomerang ».
Or, les données du baromètre permettent de constater que, plus les individus perçoivent une perte de liberté, moins ils respectent les gestes barrières (b=-0.11, p<0.01), ce qui est cohérent avec la théorie de la réactance. En approfondissant les analyses, il est d’ailleurs possible de mettre en évidence une chaîne d’effets : plus les individus perçoivent les mesures de déconfinement comme des menaces perçues sur leur liberté individuelle, plus ils ressentent de la colère et critiquent ces mesures, et plus ces réactions affectives et cognitives ont un effet sur le non-respect des gestes barrières (effet de la colère sur le respect des gestes barrières validé par une régression avec b=-0.29, p<0.01, effet de la critique sur le respect des gestes barrières validé par une régression avec b=-0.40, p<0.01 et médiation en série validée via la macro Process de Hayes, effet bootstrappé différent de la valeur nulle) 12. Par conséquent, les réactions de colère et de critique médiatisent l’effet de la perception de menace de perte de liberté sur le respect des gestes barrières, avec, de surcroit, une primauté de l’affectif sur le cognitif.
En s’intéressant plus particulièrement aux gestes barrières les plus susceptibles d’être perçus comme limitant la liberté individuelle, et donc les plus susceptibles de déclencher de la réactance et des comportements de restauration de la liberté (contraires à ceux recommandés ou imposés), il ressort que, plus les individus ressentent leur liberté perçue comme menacée par les mesures de déconfinement, moins ils respectent le port du masque (b=-0.09, p<0.01), moins ils respectent l’obligation de rester chez eux (b=-0.08, p<0.01), moins ils respectent la distanciation sociale (b=-0.07, p<0.01), moins ils respectent le fait d’éviter de se regrouper (b=-0.07, p<0.01), et plus ils passent du temps hors de chez eux (b=0.06, p<0.01).
Cependant, les femmes semblent plus respectueuses des gestes barrières, de manière statistiquement significative, que les hommes. Ce point peut être rapproché du constat fait précédemment selon lequel les hommes interrogés perçoivent plus fortement les menaces de perte de liberté.
La perception de la gravité de l’épidémie et la peur rendent-elles les privations de liberté plus acceptables ?
Pendant et après le confinement, certains groupes contestataires ont dénoncé une dérive autoritaire du pouvoir qui s’appuierait sur le caractère exceptionnellement grave de l’épidémie et sur la peur des Français pour abuser de son pouvoir, en mettant par exemple entre parenthèses la possibilité de se rassembler et de manifester. D’autres ont également regretté et critiqué la trop forte soumission des français aux mesures de police et aux normes qui leur étaient imposées. Mais que pensent les Français exactement de cette épidémie et que ressentent-ils à son égard, mais aussi par rapport à la perspective d’un déconfinement ?
La perception de menace pesant sur une liberté individuelle est une perception toute relative puisqu’elle varie d’un individu à l’autre, en fonction de l’importance que chaque personne accorde à une liberté individuelle particulière et, par conséquent, de son ressenti dans une situation donnée. Ainsi, le jugement porté sur la gravité de l’épidémie (et donc de ses corollaires : le respect des mesures barrières, l’acceptation de possibles limitations de libertés individuelles, etc.) par les répondants n’est pas identique pour tous. Au global, 78% des Français interrogés déclarent qu’ils considèrent l’épidémie comme grave voire très grave (notes supérieures à 6 sur 10). Ce chiffre élevé est cependant en nette baisse à l’occasion de cette sixième vague de collecte de données, puisque en recul de 12 points par rapport à début avril. Néanmoins, malgré cette diminution importante, l’épidémie reste un sujet perçu comme grave et constitue, en début de déconfinement encore, le sujet considéré comme le plus préoccupant par les Français, même si, à nouveau, il y a une perte de 10 points entre la 1ère vague de collecte et la vague 6 considérée : on passe ainsi de 76% en vague 1 à 66% en vague 6.
De ce fait, pour les individus qui perçoivent l’épidémie comme grave à très grave, la mise en place de mesures restrictives est probablement perçue, non pas comme une limitation de leur liberté individuelle, mais comme une assurance de se protéger et de protéger les autres face à la perspective d’une maladie jugée grave à très grave. Ils devraient donc être moins réactants. Et, en effet, ceux qui trouvent que l’épidémie est grave ressentent moins le fait de se voir imposer des mesures de déconfinement comme une menace pesant sur leur liberté individuelle (b=-0.15, p<0.01), probablement car ils perçoivent la nécessité de ces gestes pour se prémunir face à la pandémie.
Le niveau de gravité perçue a également un effet fort sur la peur ressentie (b=0.42, p<0.01) : plus les Français interrogés pensent que l’épidémie est grave, plus ils éprouvent de la peur. Et cette émotion de peur a alors un effet négatif sur la menace perçue de perte de liberté (b=-0.13, p<0.01). Autrement dit, comme ce qui a été constaté pour la gravité, plus l’individu a peur de la pandémie, et moins il ressent de menace de perte de liberté individuelle du fait de l’application des mesures restrictives liées au déconfinement.
De plus, il apparait aussi que les Français redoutent le retour à une vie normale : ils sont en effet 86% à déclarer ressentir de la peur face à la mise en œuvre d’au moins une des actions de déconfinement évoquées (la réouverture de la majorité des commerces et services publics ; le retour sur leur lieu de travail de ceux qui ne télétravaillent pas ou plus ; le retour des enfants à l’école et la réouverture des crèches ; la reprise des transports en commun ; la reprise des déplacements interrégionaux). Ils sont également 79% à estimer de manière assez probable ou certaine que de nouvelles décisions de confinement seront prises au niveau local. Enfin, 74% pensent qu’il est probable qu’une deuxième vague épidémique se produira, mais qu’elle sera moins importante que la première, et 59% estiment probable une deuxième vague aussi forte que la première. D’ailleurs, 65% des répondants s’attendent à un nombre de décès lié au covid19 très important dans les prochains mois et considèrent probable un nouveau confinement au niveau national.
Or, de manière cohérente, plus les individus pensent probable une deuxième vague épidémique aussi forte que la première, plus ils éprouvent de la peur face aux initiatives possibles de déconfinement (b=0.38, p<0.01). De même, plus ils pensent possible un nouveau confinement national, plus ils ont peur des décisions associées au déconfinement (b=0.36, p<0.01). Enfin, plus ils estiment probable un nombre de décès très important dans les prochains mois, plus ils craignent les actions de déconfinement (b=0.38, p<0.01).
Mais ces peurs influencent aussi la perception de menace pesant sur les libertés individuelles. Ainsi, plus les Français évaluent une deuxième vague comme probable, plus ils estiment certain un nouveau confinement national et plus ils s’attendent à un nombre de décès important, et moins ils perçoivent les mesures restrictives (prises pour les présents calculs dans leur globalité) comme une menace restreignant leur liberté (respectivement b=-0.07 ; b=-0.06 et b=-0.09, p<0.01). Ils acceptent alors mieux ces mesures barrières en période de déconfinement, puisqu’elles apparaissent comme des moyens de réduire leur peur et s’inscrivent de ce fait dans une logique de protection et de contrôle du danger 13.
De la nécessité de mieux légitimer chacune des mesures barrières
Finalement, beaucoup de Français ne perçoivent pas toutes les restrictions imposées par les mesures de déconfinement comme des menaces pesant sur leur liberté. La peur de l’épidémie et la gravité perçue de celle-ci peuvent expliquer ce ressenti. Ils n’envisagent alors pas les gestes barrières comme des menaces pour leur liberté mais comme des gestes efficaces à suivre afin d’échapper au risque de tomber malade ou de contaminer autrui. De plus, la colère et la critique sont à un niveau relativement élevé alors que les mesures de déconfinement sont perçues – pour la plupart – comme assez peu attentoires aux libertés individuelles. Le climat de défiance envers le gouvernement et l’Etat en général explique sans doute pour partie – et probablement de manière plus forte – ces niveaux élevés de colère et de critique que nous constatons ici, tout comme l’attitude à l’égard de l’efficacité de la gestion de l’épidémie, la menace perçue d’une nouvelle vague et la peur engendrée par le déconfinement.
En effet, l’émetteur de la demande des gestes barrières et autres mesures restrictives liées au déconfinement est clairement identifié par les Français : il s’agit du gouvernement et des instances gouvernementales. Or, comme souvent, les Français sont partagés entre, d’une part, la nécessaire soumission aux décisions de l’Etat et de la force publique, dans un strict respect républicain, et la contestation omniprésente du pouvoir en place et la critique continue de la gestion de la crise par le gouvernement, d’autre part. Dans le baromètre, il est par exemple étonnant de constater que les Français sont 85% à avoir le sentiment que la gestion de l’épidémie a été meilleure dans au moins un des pays proposés (Etats-Unis, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie, Chine, Suède, Espagne). Ainsi, par exemple, 46% des Français estiment que les Etats-Unis ont mieux géré la crise que la France, les Etats-Unis ayant malheureusement le triste bilan de 2 millions de cas recensés et 112 900 morts au 11 juin 2020 14. Alors qu’ils jugent globalement nécessaires et efficaces les mesures barrières mises en œuvre, les Français sont beaucoup plus méfiants et sévères vis-à-vis l’action gouvernementale. Les restrictions qui leur sont imposées sont ainsi davantage légitimées par la gravité de l’épidémie et l’esprit de responsabilité vis-à-vis du reste de la société que par une adhésion au projet de gestion de crise présenté et mis en œuvre par le gouvernement. Ainsi, ce qui, de manière pragmatique, peut concourir à juguler l’épidémie n’est pas forcément perçu comme une menace sur les libertés individuelles, alors que d’autres mesures gouvernementales peuvent à l’inverse être vues comme des menaces illégitimes à leur liberté.
Dans le contexte institutionnel actuel, la légitimité du pouvoir est régulièrement interrogée et mise en doute, le gouvernement ne pouvant pas compter – pour reprendre Max Weber – sur une légitimité charismatique, traditionnelle ou rationnelle-légale pour faire admettre son autorité à la société toute entière. Comme Duran (2009) l’indique, « Weber n’en est pas resté à la seule évocation de l’État comme groupement politique, il a mis en jeu une catégorie d’analyse sans laquelle le rapport de l’État et de la domination ne pouvait être pensé : la légitimité. » 15. De même, pour Stéphane Hessel (2010), « nous devons être respectueux de la démocratie, mais quand quelque chose nous apparaît non légitime, même si c’est légal, il nous appartient de protester, de nous indigner et de désobéir. » 16.
Ainsi, chacune des mesures barrières est davantage évaluée par les Français en fonction de sa légitimité pragmatique (protection de soi et des autres au quotidien), morale (promotion d’un bien-être sociétal) et cognitive (cohérence d’ensemble des actions) 17. Dans le cas contraire, si les mesures barrières ne paraissent pas cohérentes, désirables, correctes et appropriées, elles peuvent être vues par les Français comme des menaces à leur liberté. A ce titre, il est intéressant de constater que, alors même qu’elle est basée sur une adoption volontaire par les individus et donc, de ce fait, ne devrait pas être perçue comme la plus attentatoire aux libertés individuelles, la politique de traçage par une application (stopcovid en France) est la mesure qui génère le plus fort sentiment d’atteinte à la liberté. De même, la limitation des déplacements en France à moins de 100 km est jugée par beaucoup comme fortement restrictive de la liberté individuelle. Une explication plausible réside dans le fait que ces mesures, au-delà d’être perçues comme limitant la liberté, sont probablement jugées ni désirables, ni efficaces, ni cohérentes par rapport aux impératifs de lutte contre l’épidémie. Ainsi, dans la vague 2 du baromètre Datacovid en plein confinement (15 au 21 Avril 2020), l’application de traçage apparaissait déjà de très loin comme la mesure la moins rassurante pour les répondants (49,6% de « pas vraiment » ou « pas du tout » rassurante). Quant à ce seuil des 100kms, il peut, de manière tout à fait compréhensible, apparaitre comme extrêmement arbitraire (pourquoi pas 50 ou 200 kms ?) et peu fondé sur de solides raisons sanitaires et sur une augmentation avérée du risque en fonction des kilomètres (le risque augmente-t-il en fonction du nombre de kilomètres parcourus ?).
Bien que pourtant potentiellement réductrices de libertés individuelles, les autres mesures de déconfinement semblent être vues comme plus légitimes ou plus efficaces : la non-réouverture de certains commerces et lieux de spectacles, l’obligation de porter un masque à l’extérieur et de maintenir une distance de plus d’un mètre avec les personnes, l’interdiction de voyager à l’étranger, l’identification par des brigades sanitaires des contacts avec une personne infectée en vue de les inviter à se faire dépister et à s’isoler, le déconfinement plus tardif ou l’isolement imposé pour les personnes testées positives au coronavirus. Par conséquent, pour la majorité des répondants, la perception de privation de liberté est d’autant plus faible qu’elle répond à de motifs qui leur paraissent légitimes sur un plan pragmatique, moral et cognitif. Au demeurant, nombre des mesures prises lors du déconfinement répondaient aux attentes fortes des Français. Dans la vague 2 du baromètre Datacovid (celle couvrant la période de collecte du 15 au 21 Avril 2020), et de façon cohérente avec les constats précédents, les mesures évaluées comme les plus rassurantes étaient déjà la mise à disposition de masques (91,5%), le maintien de l’interdiction des rassemblements de plus de 100 personnes pendant plusieurs mois (84,4%), la mise en place de mesures de test et de dépistage (91,8%) ou l’identification et l’isolement des personnes infectées et de leurs proches (92,4%).
Conclusion
Outre le jugement que chacun porte individuellement sur la légitimité et le bien-fondé de chaque décision en matière de santé publique, certains continuent d’attendre d’un Etat protecteur et centralisé qu’il fasse appliquer les lois et les mesures de police contraignantes dans l’intérêt de tous (légitimité rationnelle-légale). Comme les résultats précédents le montrent, la gravité et la peur de l’épidémie ont conduit la majorité des Français à accepter ces fortes restrictions de liberté et à demander à l’Etat de jouer son rôle de garant de l’intérêt public et de l’amélioration de l’état sanitaire de la population.
Partagés entre leurs exigences de protection, leur volonté de liberté et leur inclination à la contestation du pouvoir en place, les Français se sont engagés dans des comportements paradoxaux. Il apparaît beaucoup de contradictions dans les attitudes et comportements des individus, qui étaient en demande de restrictions et de règles dans l’espace public et qui se sont plaints quelques jours plus tard de ces mêmes restrictions, jugeant qu’elles étaient inutiles ou de nature à les priver d’une partie de leur liberté. Par exemple, alors que les Français ont vivement reproché au gouvernement la pénurie de masques au début du confinement, ils ne sont que 27% à déclarer en porter tout le temps en vague 6, et ce, malgré la grande disponibilité de ces articles (excès de stocks et mévente pour les fabricants qui avaient modifié leurs chaînes de production). Il en est de même pour l’application StopCovid. Comment expliquer une telle suspicion face à la menace de collecte de nos données personnelles (sur la base d’un choix volontaire et non obligatoire), quand la population accepte pourtant d’être constamment tracée par Youtube, Facebook et autres géants du numérique (GAFAM) présents sur Internet et sur les smartphones ? Les menaces que font peser les géants américains sur nos libertés individuelles seraient-elles plus acceptables que celles de l’Etat Français, alors qu’elles font l’objet d’un moindre contrôle public et d’une régulation encore inachevée (RGPD)? Il est ainsi paradoxal de voir que la mesure qui est la moins obligatoire et la moins contraignante lors du déconfinement et qui nécessite la coopération du plus grand nombre est celle qui obtient le moins d’adhésion (un peu plus d’un million de téléchargements à la mi-juin 2020, sur 67 millions de français) et qui est perçue ici comme la plus privative de liberté 18.
La colère, la critique et la résistance des Français ont effectivement bien d’autres origines que le sentiment de privation de liberté. Elles reposent aussi sur un rapport de défiance envers le gouvernement en place et sur une remise en cause de la légitimité de ses décisions. Par exemple, le port du masque n’est pas déclaré, par les répondants, comme une mesure barrière limitant de façon importante leur liberté individuelle, contrairement au traçage via une application sur smartphone ou la limitation des déplacements. Les vagues précédentes du baromètre Datacovid ont également montré que les Français jugeaient efficace cette protection de soi et des autres, encourageant ainsi l’Etat Français, les industriels et les distributeurs à se mobiliser certes tardivement mais massivement. Pourtant, le port du masque est toujours peu porté. Comment expliquer un tel comportement ? Il se pourrait qu’un manque de cohérence dans les différentes décisions prises (obligatoire dans certains lieux mais dans d’autres, par exemple), de même qu’une incohérence dans l’évolution des mesures édictées (carrément déconseillé au départ, à part pour les soignants et aux malades, puis conseillé à tous, et même rendu obligatoire dans les transports en communs par exemple) puissent susciter ces effets pouvant sembler paradoxaux. D’ailleurs, certains journalistes comme certains experts interviewés dans des émissions de télévision ou de radio ont souligné cette confusion 19. Par exemple, l’article précédent relève que « malgré les recommandations de l’Académie de médecine, l’obligation de porter un masque antiprojections ne fait pas partie des mesures imposées par le gouvernement contre l’épidémie de Covid-19 » et ce, alors même que « de nombreux maires aimeraient pourtant l’appliquer », et de conclure que « ces controverses sur le port du masque ont de quoi dérouter ». Les Français ont donc sans doute été déroutés eux-aussi et se sont montrés très sceptiques et critiques pour certains, à l’instar des propos rapportés dans la presse régionale 20 : « Certaines personnes voient cette obligation comme un ‘’coup de commerce’’, critiquant les mesures assez hétéroclites du gouvernement vis-à-vis de cette situation » et se sont ainsi sentis autorisés à décider par eux-mêmes de la pertinence ou non du port du masque et des situations pouvant le requérir : « C’est une bonne chose de vouloir protéger les autres, mais cela ne sert à rien lorsque l’on va se serrer la main, lorsqu’on va être dans la même voiture, ou encore quand on va mal l’utiliser ». Ces considérations rejoignent d’ailleurs les questions de légitimité et d’efficacité évoquées ci-avant, mais notons cependant qu’elles peuvent aussi refléter une forme de rationalisation et d’auto-justification du non-respect des recommandations les plus inconfortables.
Reste cependant, y compris pour les plus critiques et les plus en colère, un respect élevé des lois et des règles républicaines. Il peut être effectivement plus confortable pour la majorité des Français, et donc cela induit moins de réactance de leur part, de se conformer aux règles qui sont explicitement et formellement imposées par l’Etat, plutôt que de se fier à leur libre-arbitre et à leur propre responsabilité personnelle. Durant la crise sanitaire de la Covid 19, chacun restait ainsi suspendu aux paroles de l’Etat, du président de la république et des ministres avant d’envisager la moindre décision dans un cadre personnel ou professionnel. Ainsi que le dit Renaut (2017), « dans la sphère de ce qui est légal, le fait de me soumettre à des obligations ne me pose en général aucun problème de conscience, puisque les obligations juridiques sont assorties d’un droit dont dispose l’État de me contraindre à les respecter comme inscrites dans le droit positif de mon pays : sauf à choisir de transgresser les lois, je ne saurais donc m’y soustraire sans encourir de graves difficultés. » 21.
- https://www.lci.fr/population/plage-dynamique-protocole-sanitaire-des-ecoles-les-regles-deroutantes-du-deconfinement-2154075.html, article du 18 mai 2020, consulté le 11/06/2020[↩]
- https://www.lequipe.fr/Football/Article/Ces-matches-illegaux-de-foot-qui-font-craindre-de-nouveaux-clusters/1138427, article du 28 mai 2020, consulté le 11/06/2020[↩]
- Brehm, J. (1966). A theory of psychological reactance. New York: Academic Press[↩]
- Darpy, D. et Prim-Allaz, I. (2006). Réactance psychologique et confiance: le refus de l’engagement et les limites du marketing relationnel, Actes du 22e Congrès international de l’Association Française du Marketing, Nantes. p.4[↩]
- e.g. Cacioppo, J.T. et Petty, R.E. (1981). Social psychological procedures for cognitive response assessment: The thought-listing technique. In: Merluzzi TV, Glass C. & Genest M. (eds) Cognitive assessment. New York: Guilford Press, pp.309-342 ; Kelly, A.E. et Nauta, M.M. (1997). Reactance and thought suppression. Personality and Social Psychology Bulletin 23(11): 1123-1132[↩]
- Wicklund, R.A. (1974). Freedom and reactance. New York: Wiley ; Nabi, R. (2002). Anger, fear, uncertainty, and attitudes: A test of the cognitive-functional model. Communication Monographs 69(3): 204-216[↩]
- Dillard, J.P. et Shen, L. (2005). On the nature of reactance and its role in persuasive health communication. Communication Monographs 72(2): 144-168[↩]
- Buller, D.B., Borland, R. et Burgoon, M. (1998). Impact of behavioral intention on effectiveness of message features evidence from the family sun safety project. Human Communication Research 24(3): 433-453 ; Rains, S.A. et Turner, M. (2007). Psychological reactance and persuasive health communication: A test and extension of the intertwined model. Human Communication Research 33(2): 241-269[↩][↩]
- Hong, S.M. et Faedda, S. (1996). Refinement of the Hong psychological reactance scale. Educational and Psychological Measurement 56(1): 173-182 ; Shen, L. et Dillard, J.P. (2005). Psychometric properties of the Hong psychological reactance scale. Journal of personality assessment 85(1): 74-81[↩]
- Brehm, S.S. et Brehm, J.W. (1981). Psychological reactance: A theory of freedom and control. New York: Academic Press[↩]
- se laver les mains plusieurs fois par jour à l’eau et au savon ; utiliser du gel hydroalcoolique ; tousser ou éternuer dans son coude ou un mouchoir ; utiliser des mouchoirs à usage unique et les jeter ; maintenir une distance d’au moins 1 mètre avec les personnes hors de mon foyer ; ne pas serrer la main ni embrasser ; éviter les regroupements (transports en commun, fêtes, etc.) ; rester chez soi ; porter un masque[↩]
- Hayes, A. F. (2017). Introduction to mediation, moderation, and conditional process analysis: A regression-based approach. Guilford publications[↩]
- N’Goala G., Gavard-Perret M.-L. et Wilhelm M.-C. (2020, mai), Billet de Blog sur la plateforme Datacovid.org –
https://datacovid.org/le-respect-des-gestes-barrieres-face-a-lepidemie-de-covid19-une-explication-par-le-modele-des-croyances-envers-la-sante/[↩]
- source : https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/06/11/coronavirus-sao-paulo-rouvre-partiellement-ses-commerces-en-pleine-pandemie_6042448_3244.html, consulté le 11/06/2020[↩]
- Duran, P. (2009). Légitimité, droit et action publique. L’Année sociologique, 59(2), 303-344.[↩]
- - Hebdomadaire « Politis », 18/11/2010[↩]
- Suchman M.C. (1995). Managing legitimacy: strategic and institutional approaches. Review Academy of Management. 20(3), 571-610 [↩]
- Mathieu Moslonka-Lefebvre (2020), Prévenir un éventuel rebond épidémique : des perspectives intéressantes offertes par l’application de tracking mais dont l’efficacité sera conditionnée par une utilisation effective, le maintien des gestes barrières et une offre de tests suffisante ; https://datacovid.org/prevenir-un-eventuel-rebond-epidemique-des-perspectives-interessantes-offertes-par-lapplication-de-tracking-mais-dont-lefficacite-sera-conditionnee-par-une-utilisation-effective/)[↩]
- Déconfinement : pourquoi le port du masque n’est-il pas obligatoire dans tous les espaces publics ?https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/deconfinement-pourquoi-le-port-du-masque-n-est-il-pas-obligatoire-dans-tous-les-espaces-publics_3964101.html[↩]
- Port du masque : Réactions clivantes des Bisontins, https://pleinair.net/actualites-regionales/23-vie-locale/86115-port-du-masque-reactions-clivantes-des-bisontins)[↩]
- Renaut, A. (2017). Réévaluer le rapport moral à soi: Pour un minimalisme dans les limites de la simple raison (pratique). Raison publique, 22(2), 57-67. doi:10.3917/rpub1.022.0057[↩]