Introspection, valeurs et choix de vie au temps de la Covid-19

par Olivier Bargain et Marc Fleurbaey

La crise actuelle, et plus spécialement la période de confinement durant laquelle cette enquête a été réalisée, a pu conduire les gens à faire le point sur leurs projets, leurs valeurs, les orientations qu’ils ont prises dans la vie. Si, pour certains, cette introspection a été possible, elle a pu cependant être perturbée par différents chocs réels ou simplement par l’anxiété ou d’autres émotions engendrées par les risques associés à des chocs potentiels (problème de santé pour soi ou ses proches, crise économique, tensions familiales, colère envers ceux qui ne respectent pas les gestes barrières, etc.). L’enquête a donc interrogé les répondants sur la réalité d’une telle mise au point, leur demandant si une réévaluation de leurs objectifs de vie a eu lieu et dans quels domaines, et si cela les a rapprochés ou éloignés de leurs souhaits profonds, et elle permet d’examiner si le contexte de cette crise a contribué à ce processus.

La famille avant tout

Cet épisode a-t-il amené les enquêtés « à donner plus ou moins d’importance » à différents aspects de leur vie ? Pour chaque aspect listé, c’est une importance plus forte qui est donnée en moyenne, suggérant que les enquêtés abordent maintenant leur vie avec une intensité accrue. En faisant une moyenne chiffrée des réponses (de -2 pour « beaucoup moins d’importance » à +2 pour « beaucoup plus d’importance »), c’est la famille qui vient au premier plan, suivie de la santé, la relation à la nature, le cadre de vie, les amis, son impact sur le climat, le logement, le loisir, se rendre utile aux autres, le revenu et le travail. On notera la position subalterne du revenu et du travail dans cette liste, malgré la crise économique.

Ce sont surtout les femmes qui réévaluent l’importance des domaines de vie, donnant plus de poids qu’avant aux aspects immatériels (famille, climat, nature et utilité aux autres notamment), ainsi que les parisiens et habitants des grandes villes. La remise en question décroit avec le niveau d’éducation, et avec l’âge : ce sont surtout les moins de 35 ans qui remettent en question les priorités. Pour eux, la préoccupation est plus forte envers les aspects matériels – les jeunes sont le principal groupe pour lequel le revenu devient vraiment plus important – mais c’est aussi le groupe le plus concerné par le climat. Les salariés comme les indépendants accordent plus d’importance au travail, tandis que les travailleurs à temps partiel donnent plus d’importance au fait de se rendre utile aux autres, ce qui peut être lié au fait qu’ils consacrent une partie de leur temps à s’occuper des dépendants. Les personnes qui pensent avoir été affectées par la COVID-19 (10% de l’échantillon) sont les plus promptes à remettre la santé mais également la nature et le climat au centre des préoccupations. La réévaluation est plus forte chez ceux montrant une défiance envers le gouvernement : le revenu est un souci renouvelé dans leur cas.

Une épreuve de vérité

Les circonstances difficiles semblent favoriser le retour aux fondamentaux. Plus de la moitié des enquêtés disent se sentir plus en accord avec eux-mêmes alors qu’une petite minorité (9%) sont moins en accord avec leurs aspirations. Les plus jeunes, qui subissent les révisions les plus importantes, sont fortement représentés dans ces deux catégories. Les plus diplômés sont nombreux à donner une réponse positive, tandis que les réponses négatives viennent des habitants des grandes villes et de Paris, et de ceux en défiance avec le gouvernement, ce qui peut témoigner de contraintes matérielles ou simplement du sentiment de perte de liberté (rappelons que l’enquête date du 5 mai, soit 6 jours avant la sortie du confinement).

Se sentir moins soi-même est lié au fait de se préoccuper plus qu’avant du revenu et du travail, également de la santé et du fait de se rendre utile aux autres. La mise en conformité avec ses préférences authentiques paraît ainsi limitée par les contraintes matérielles, de soins aux dépendants ou de santé. En revanche, ceux qui sont plus en phase avec eux-mêmes sont aussi ceux qui se soucient plus qu’avant de la famille, des amis et de la nature.

La peur comme révélateur ?

Si cette crise offre une occasion de réévaluation plus authentique, est-ce à cause du danger mortel encouru ? En réalité les peurs déclarées par les répondants concernent la privation de liberté et de lien social avant tout, même si la perte d’un proche est également saillante.  Mais la maladie, la privation et la mort ne viennent qu’ensuite dans ces déclarations.

Ce sont les femmes qui déclarent le plus avoir eu toutes ces inquiétudes. Les jeunes ont moins ressenti la peur de la maladie, tandis que les seniors ont, davantage que d’autres, craint pour leurs proches et pour leur liberté.

Les corrélations entre ces réponses et les réévaluations des domaines de la vie laissent entrevoir les processus psychologiques sous-jacents. Des pensées négatives plus fréquentes (concernant la mort, maladie, pauvreté) sont le fait de personnes qui réévaluent plus fortement leurs domaines de vie. Une peur de mourir ou d’être malade plus fréquente est observée chez ceux pour qui la santé devient plus importante. La peur de perdre un proche s’accélère chez ceux qui justement mettent plus en avant l’importance de la famille, des amis et de la santé. Penser à la possibilité de devenir pauvre est cohérent avec le fait de donner plus d’importance au revenu. La peur de perte de vie sociale est liée à l’importance accrue des amis, tout comme la peur de perdre sa liberté, également associée au poids renouvelé du revenu et des loisirs.

Enfin, il semble qu’il faille distinguer nettement la mort personnelle de la mort d’un proche, dans ces processus psychologiques. Avoir pensé à la mort renforce la présence dans la catégorie de ceux qui sont moins en accord avec eux-mêmes, alors que la peur de perdre un proche est plus représentée chez ceux qui sont plus en accord avec eux-mêmes.

En conclusion, la pandémie et le confinement paraissent avoir créé ou accentué des disparités entre ceux qui ont ressenti des contraintes plus fortes et des risques personnels dans leurs vies, les éloignant de leurs projets, et ceux qui ont pu en profiter pour devenir conscients de l’attachement qu’ils portent à leurs proches et recentrer leur vie sur leurs relations à leurs proches et à la nature.