Par Marie-Laure Gavard-Perret (Université de Grenoble Alpes, CERAG, co-responsable de la chaire « Marketing innovant au service de la société »), Gilles N’Goala (Université de Montpellier, MRM, membre du CEHN) & Marie-Claire Wilhelm (Université de Grenoble Alpes, CERAG, co-responsable de la chaire « Marketing innovant au service de la société »)
La lutte contre la pandémie Covid 19 a consacré, en France comme dans le monde, une séquence de communication d’une ampleur hors du commun. Dans l’hexagone, ces politiques de communication gouvernementale et publique ont été relayées voire amplifiées par les médias et les réseaux sociaux. Elles ont été extraordinairement marquées par le choix d’appels continus à la peur (état de guerre sanitaire, « alerte coronovirus », dénombrement quotidien des décès, etc.), notamment dans les premières phases de communication 1. Toutefois, dans le même temps, les responsables du gouvernement français comme les autorités de santé publique en ont aussi appelé à la responsabilité individuelle. Ce recours à la responsabilité de chacun a été de plus en plus fréquent et fort au fil de l’évolution des décisions autour de l’épidémie et en particulier lorsque le déconfinement a été en vue. De manière certes plus implicite en général, le pendant associé à cette exigence de responsabilité a été la culpabilisation de ceux qui ne respecteraient pas scrupuleusement les mesures édictées et feraient ainsi courir des risques inconsidérés au reste de la société.
Appel à la responsabilité individuelle au plus haut niveau de l’Etat français et des autorités publiques
La stimulation de la responsabilité individuelle des Français avait vocation à faire assurer la bonne application des mesures barrières, en complément de la menace ou à la suite des appels à la peur. On la retrouve dans les déclarations du Président de la République et de son exécutif mais aussi, progressivement, dans les communications chapeautées par Santé Publique France. Ainsi, dans le discours télévisé du Président de la République le 16 mars 2020 apparaissaient des appels explicites à ce sens des responsabilités que chaque Français se devait de ressentir en cette période exceptionnelle : « Nous devons tous avoir l’esprit de responsabilité » ; « Faisons preuve au fond d’esprit solidaire et de sens des responsabilités » ; « J’en appelle à votre sens des responsabilités et de la solidarité ». De même, son ministre de l’Intérieur, faisant référence à la fameuse métaphore guerrière employée par le Président, abondait le lendemain sur cette question de la responsabilité individuelle : « Dans cette guerre chacun a sa responsabilité. Chacun a les moyens de participer au combat » et évoquait « la responsabilité de tous ». Quant au site officiel du gouvernement, dans ses pages dédiées au coronavirus, il a repris pareillement l’idée de cette nécessaire responsabilité individuelle : « Nous vivons depuis le mois de mars 2020 une situation inédite due à une maladie nouvelle et très contagieuse. Elle sera vaincue grâce à l’engagement et la responsabilité de chacun d’entre nous » 2.
La composante morale associée au devoir de conformité est aussi convoquée au travers de la mobilisation du devoir de citoyen de chaque Français revendiquée par Emmanuel Macron : « Plus nous agirons en citoyens » (16 mars) mais également par son Ministre de l’Intérieur « Une guerre […] qui doit mobiliser tous les citoyens Français » (17 mars). Ce dernier souligne l’obligation de civisme que ce comportement de citoyen implique : « montrer un civisme collectif pour surmonter la crise ». Dans ce contexte, des qualités morales sont expressément attendues de la part des Français : « plus nous ferons preuve de la même force d’âme, de la même abnégation patriote que démontrent aujourd’hui nos personnels soignants, nos sapeurs-pompiers, l’ensemble des acteurs de la sécurité civile ».
Appel au sentiment de culpabilité pour ceux qui ne se conduisent pas de manière responsable
Ce poids moral supposé peser sur chacun a très vite atteint ainsi son paroxysme, condamnant celui qui s’en échappe – même brièvement – et valorisant celui qui s’y soumet. La culpabilité potentielle de certains dans la transgression des mesures barrières est alors soulignée. Les condamnations fréquentes des comportements jugés répréhensibles et irresponsables de certains Français ont été le fait aussi bien des pouvoirs publics, des scientifiques, des grands médias ou des réseaux sociaux. Cette atmosphère culpabilisante a ainsi accru le sentiment que des irresponsables pouvaient transgresser les normes établies, ne pas faire preuve de suffisamment d’empathie vis-à-vis des victimes et des professionnels de santé et se rendre coupables de ne pas faire assez d’efforts pour juguler la pandémie (voire même être accusés de la répandre). L’argumentation d’essence moralisatrice autour de la responsabilité individuelle semblait devoir aller de pair avec la culpabilisation de celles et ceux qui ne respecteraient pas la ligne de conduite édictée au plus haut sommet de l’Etat et qui, ne serait-ce qu’un instant, s’éloigneraient du chemin tracé par les autorités publiques (le respect des mesures barrières). Ainsi, le 14 mars, Edouard Philippe déplore l’indiscipline des Français, évoquant des mesures de distanciation sociale « imparfaitement respectées » et en appelant à « plus de discipline dans l’application des mesures ». Il est relayé par le Ministre de la Santé qui évoque « un manque de prise de conscience des Français ». Le Président de la République insiste, lui aussi, dans son allocution du 16 mars : « A tous ceux qui, adoptant ces comportements, ont bravé les consignes, je veux dire ce soir très clairement : non seulement vous ne vous protégez pas vous […] mais vous ne protégez pas les autres ». Le jour suivant, son Ministre de l’Intérieur enfonce également le clou : « trop de personnes font encore peu de cas des consignes sanitaires données » ; « Il n’y a pourtant aucun panache à ne pas appliquer les gestes barrières. Aucune gloire à se refuser aux mesures sanitaires demandées et devenir, de par son comportement, un allié du virus, un danger pour soi, un danger pour les autres ». Il est vrai que certains Français, même parmi les plus célèbres, ne se comportaient pas, dans les premiers jours qui ont suivi l’annonce de ces mesures, conformément aux consignes d’hygiène et de distanciation sociale préconisées 3.
Cette sollicitation de la culpabilité n’est pas nouvelle. Quand l’individu ne respecte pas les normes de la communauté, il est supposé éprouver de la honte, de la culpabilité, du remords, autant de sentiments négatifs qui peuvent être sources de renforcement de la volonté d’obéir aux normes du groupe et qui sont d’ailleurs régulièrement mobilisés dans le cadre de communications persuasives 4.
Le corollaire de ces appels à la culpabilité a été l’apparition de phénomènes parfois graves observés aux quatre coins du pays : délation de voisins qui ne respectent pas les consignes, ostracisme à l’égard des habitants de l’Ile de France qui ont rejoint la province avant le confinement, condamnation des joggers qui se sont « étrangement » remis à faire du sport ou de ceux qui ont multiplié les courses et les stockages alimentaires, reportages en caméra cachée sur les lieux où les mesures de distanciation sociale ne sont pas suffisamment respectées, etc. La perspective de déconfinement a probablement accentué ces phénomènes sociaux, amenant l’eurodéputé d’Europe Ecologie-Les Verts (EELV), Yannick Jadot, à dénoncer « une infantilisation, une culpabilisation des Français qui génère une colère extraordinaire » (jeudi 14 mai sur Franceinfo).
Efficacité de la responsabilité individuelle ? Les résultats du baromètre datacovid
La culpabilité apparait comme un élément différenciant le type de conformité aux normes sociales susceptibles d’amener un individu à se conformer aux normes du groupe par le biais de la pression sociale ressentie 5. En effet, Kelman (1958) considère que lorsque l’influence sociale normative s’exerce par le biais de la soumission (compliance) pour éviter une sanction ou désapprobation sociale ou obtenir une récompense ou approbation sociale ou par celui de l’identification à un agent d’influence (une célébrité par exemple), l’individu ne développe pas de culpabilité. Mais s’il se conforme au comportement recommandé par internalisation de la norme sociale, parce que celle-ci correspond à ses valeurs notamment, l’individu ressent alors de la culpabilité s’il viole la norme sociale, même si personne pourtant n’a repéré/ ne repérera cette violation 6.
Au travers de mécanismes de socialisation constants, chaque individu internalise effectivement de nombreuses normes qui sont réactivées à l’occasion. Par la règle morale, en particulier, les individus, indépendamment de ce que font les autres ou de ce qu’ils attendent des autres, peuvent juger qu’il relève de leur responsabilité morale de se conformer aux prescriptions, parce qu’ils considèrent que c’est bien (du point de vue de leur morale) de le faire. Dans le cas de la pandémie Covid 19, chaque Français était donc susceptible de juger qu’il était de sa responsabilité morale de se conformer aux mesures barrières, principalement parce qu’il considérait que c’était « bien ». Or, cette internalisation de la règle morale que les Français pouvaient ressentir dans la lutte contre l’épidémie, elle a été appréhendée par le baromètre Datacovid (5000 Français interrogés par vagues d’enquête successives) grâce à la mesure de la perception de responsabilité personnelle au cours de la vague 2 du dispositif (15-21 avril) : il apparait que 97,9% des répondants estiment que c’est effectivement plutôt ou tout à fait de leur responsabilité de respecter scrupuleusement les consignes. Un écart statistiquement significatif est trouvé entre les hommes et les femmes : les femmes sont plus nombreuses à être plutôt ou tout à fait d’accord avec l’idée que le respect attentif des consignes relève de leur responsabilité personnelle (p<0,01). Du point de vue de l’efficacité de l’internalisation de cette règle morale de responsabilité individuelle par les Français, il apparait qu’elle influence favorablement et significativement le respect de l’ensemble des mesures barrières (β=0,12, p<0.01). Il est à noter aussi que plus les individus estiment qu’il est de leur responsabilité de respecter scrupuleusement les consignes, moins ils se déclarent anxieux (β=-0,09, p<0.01). Le sentiment de responsabilité, d’avoir un rôle personnel à jouer dans l’épidémie vient ainsi réduire le sentiment d’anxiété, et va de pair avec une augmentation de l’auto-efficacité : plus les répondants estiment qu’il est de leur responsabilité de respecter les consignes, moins ils trouvent compliqués de les suivre (β=-0.30, p<0.01). Les individus semblent alors éprouver un sentiment de contrôle et de pouvoir plus grand 7, favorable à la réduction de leur niveau d’anxiété. De plus, plus l’individu développe des croyances d’attentes de conformité élevées la part de son entourage (croyances normatives) et plus il perçoit fortement sa propre responsabilité individuelle à se conformer strictement aux mesures préconisées (β=0,39, p<0.01). On peut d’ailleurs noter que cet effet est fort.
Le rôle de la responsabilité individuelle amoindri par la culpabilisation ?
Certains travaux de recherche 8 ont mis en évidence que des informations descriptives négatives, données à titre d’exemple des « mauvais » comportements, peuvent être particulièrement néfastes en matière de persuasion. En effet, elles risquent de laisser penser que ces comportements sont majoritaires ou nombreux et s’apparentent par conséquent à une sorte de norme descriptive négative que certains auront donc envie de suivre (avec un résultat qui est alors à l’opposé de celui recherché). Or, la mise en avant à de nombreuses reprises, à des fins de culpabilisation, des comportements de transgression des mesures barrières par certains a ainsi pu engendrer la croyance par des Français que c’était un comportement courant, et donc ils ont pu se sentir autorisés à le suivre eux-aussi.
De même, un conflit a pu aussi se jouer entre l’appel fort à la responsabilité et ce qui a pu apparaitre comme une infantilisation des Français, amenant Médiapart à titrer « De l’infantilisation du citoyen » le 18 mars et à pointer du doigt le ton paternaliste adopté par Emmanuel Macron dans son discours du 16 mars. Diverses personnalités politiques ont elles-aussi dénoncé ce qu’elles ont considéré être de l’infantilisation et des éditorialistes leur ont emboité le pas 9. Le fait d’invoquer la responsabilisation de chacun et donc de mettre en avant une éthique personnelle, des valeurs morales élevées, renforcées (« nous serons plus forts moralement » ; « Hissons-nous individuellement et collectivement à la hauteur du moment ») et, dans les mêmes prises de parole, de brandir l’argument de la culpabilisation (cf. citations mentionnées ci-avant) a pu, au-delà d’apparaitre un peu paradoxal, conduire à de la résistance de la part de certains, qui, sans cela, ayant largement intégré et internalisé cette norme morale de la responsabilité individuelle, se serait conformés aux préconisations. Alors que la norme morale aurait donc pu suffire à les faire agir (cf. les résultats présentés ci-dessus), elle est au final perturbée par ce double discours argumentatif. De plus, des Français peuvent avoir eu le sentiment, à l’instar de certains analystes 10, que la culpabilisation était un moyen utilisé par les gouvernants et décideurs de l’action publique de se défausser de leurs propres insuffisances et de leur impréparation. La gestion du risque devient alors du ressort de la responsabilité individuelle. Si celle-ci n’est pas totale dans les actes, elle se doit d’entrainer honte et culpabilité, avec leurs malheureux corollaires que sont l’ostracisation, la stigmatisation voire la délation, grandement favorisées par la toute-puissance des réseaux sociaux.
Cette crise nous éclaire une nouvelle fois sur les paradoxes et les controverses qui traversent la société française. Ces tensions marquent aussi les stratégies et mesures mises en place par les pouvoirs publics, ces décisions pouvant être vues à la fois insuffisantes et/ou excessives, pertinentes et/ou contradictoires selon les points de vue. D’un côté, pendant et après le confinement, les Français souhaitent être « protégés par des règles et des procédures, au risque de devenir les instruments d’une société disciplinaire » 11. Ils attendent d’un État centralisateur, très hiérarchique, paternaliste, garant de l’ordre social et de la santé publique, qu’il définisse les règles et les fassent appliquer. D’un autre côté, les Français souhaitent aussi disposer d’une liberté d’agir, d’aller et venir, dans l’espace public comme dans l’espace privé, liberté dont le corollaire est la responsabilité vis-vis des autres et de la société en général. Simard (2020) souligne alors combien la culture française oscille entre un « rapport à l’autorité, qui d’un côté se veut contestataire, mais qui de l’autre ne rapporte pas, manifestement, l’idée de liberté individuelle à celle de responsabilité individuelle » 12. Cette responsabilité suppose en effet que chacun développe une éthique personnelle en matière d’hygiène et de santé et consente librement à suivre les recommandations sanitaires dès lors qu’elles lui paraissent justifiées et légitimes. Or, compte tenu du climat actuel de défiance vis-à-vis du gouvernement, des autorités de santé, des médias, voire des scientifiques et des « élites » en général, le pari est loin d’être gagné.
- N’Goala G., Wilhelm M.-C. et Gavard-Perret M.-L. (2020, mai), Billet de Blog sur la plateforme Datacovid.org- https://datacovid.org/lefficacite-mitigee-des-appels-a-la-peur-dans-les-communications-du-covid19/; N’Goala G., Gavard-Perret M.-L. et Wilhelm M.-C. (2020, mai) Billet de Blog sur la plateforme Datacovid.org – https://datacovid.org/le-respect-des-gestes-barrieres-face-a-lepidemie-de-covid19-une-explication-par-le-modele-des-croyances-envers-la-sante/ [↩]
- https://www.gouvernement.fr/info-coronavirus, MAJ du 13 mai à 19h30[↩]
- Cf. Gavard-Perret M.-L. & Wilhelm M.-C. (2020, mars), Appeler à la peur pour protéger la population et obtenir l’effet inverse, The Conversation – https://theconversation.com/appeler-a-la-peur-pour-proteger-la-population-et-obtenir-leffet-inverse-133946[↩]
- Chédotal, C., Berthe, B., de Peyrelongue, B., & Le Gall-Ely, M. (2017), L’utilisation de la culpabilité en communication. Recherche et Applications en Marketing, 32(4), 97–116. https://doi.org/10.1177/0767370116688650[↩]
- N’Goala G., Gavard-Perret M.-L. et Wilhelm M.-C. (2020, mai) Billet de Blog sur la plateforme Datacovid.org – Les Français sous l’influence des autres … ou comment les normes sociales impactent le respect des gestes barrières[↩]
- Kelman HC. Compliance, identification, and internalization: Three processes of attitude change. Journal of Conflict Resolution. 1958;2 (1) :51-60[↩]
- Perkins D D & Zimmerman M A (1995), Empowerment theory, research, and application. American journal of community psychology, 23(5), 569-579.[↩]
- Cialdini, R. B., Reno, R. R., & Kallgren, C. A. (1990), A focus theory of normative conduct: Recycling the concept of norms to reduce littering in public places. Journal of Personality and Social Psychology, 58(6), 1015-1026 ; Cialdini, R. B., Demaine, L. J., Sagarin, B. J., Barrett, D. W., Rhoads, K. & Winter, P. L. (2006). Managing social norms for persuasive impact. Social Infuence, 1(1), 3-15[↩]
- https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/coronavirus-il-y-a-une-infantilisation-une-culpabilisation-des-francais-qui-genere-une-colere-extraordinaire-selon-yannick-jadot_3963757.html ; https://www.franceinter.fr/emissions/l-edito-politique/l-edito-politique-30-mars-2020 ; https://www.boursorama.com/actualite-economique/actualites/coronavirus-segolene-royal-denonce-l-infantilisation-des-francais-76ebae11f341e2bf58369bcc2f432b6c [↩]
- https://theconversation.com/le-concept-de-la-mesure-barriere-vu-par-un-geographe-134626[↩]
- Elsa Gisquet (11 mai 2020), Débat : Quand « le libre choix » cache la société disciplinaire que dénonçait Michel Foucault, The conversation[↩]
- Simard (16 mars 2020), Les Français·es face à leur responsabilité, The conversation[↩]